Des liens pas si tendres
publié le 4 février 2015
La question du statut des liens hypertextes au regard du droit d’auteur a fait couler beaucoup d’encre. Chacun s’accorde à reconnaître que la question est complexe. Le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) a consacré, sous la direction de Valérie-Laure Bénabou, un rapport de grande qualité à cette question et adopté une position relativement nuancée. L’établissement de liens hypertextes vers des œuvres protégées ne peut s’affranchir dans tous les cas du respect du droit d’auteur et un minimum de règles serait le bienvenu.
On pouvait donc espérer que la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) fournisse des clés d’interprétation claires et équilibrées du droit européen en la matière. Tel n’est pas le cas, hélas.
Dans une décision désormais connue sous le nom de décision SVENSON (Nils Svenson C/ Retriever Sverige AB, CJUE, 13 février 2014), la CJUE devait répondre à la question de savoir si la mise à disposition sur un site Internet d’un lien « cliquable » renvoyant vers des articles de presse reproduits sur un autre site était couverte par le droit d’auteur. En d’autres termes : mettre à disposition un lien vers une œuvre revient-il à mettre cette œuvre à disposition du public ? En cas de réponse positive le site établissant les liens doit bien entendu demander l’autorisation de l’auteur. Et le raisonnement s’applique évidemment quel que soit le type d’œuvre concerné.
Pour répondre, la CJUE a adopté un raisonnement que l’on a quelque peine à suivre.
Elle admet que l’établissement d’un lien vers une œuvre protégée constitue un acte de mise à disposition et que cet acte vise bien un public, c’est-à-dire, selon la définition de la CJUE un nombre indéterminé et « assez important » de destinataires potentiels. On s’attendrait donc à la conclusion logique : la mise à disposition d’un lien vers une œuvre protégée nécessite l’autorisation de l’auteur.
Mais la CJUE rappelle qu’à ses yeux la communication au public ne peut donner prise au droit d’auteur que si le public visé est un nouveau public par rapport à celui envisagé au moment de la mise à disposition initiale. Or une œuvre mise à disposition librement sur Internet peut être consultée par tout un chacun. L’absence de public nouveau exclut donc l’application du droit d’auteur une seconde fois. Il existe cependant des hypothèses dans lesquelles la CJUE admet que l’établissement d’un lien doit donner lieu à une autorisation préalable. C’est le cas en particulier lorsque l’accès au site vers lequel dirige le lien fait l’objet de restriction de nature à en limiter l’accès aux seuls abonnés.
Le raisonnement de la CJUE laisse perplexe. Il revient à faire du public d’Internet un seul et même public, ce qui est une approche un peu rapide, voire naïve. Mais l’essentiel n’est pas là mais plutôt dans trois aspects dont la cour ne traite pas, faute peut-être d’avoir été interrogée.
En premier lieu, elle ne se pose pas la question de savoir si l’intervention d’un tiers dans la communication ne devrait pas modifier son approche. Imaginons qu’un opérateur capte un flux hertzien pour le retransmettre. Doit-on dans ce cas considérer que l’intervention de cet opérateur ne met pas en cause le droit d’auteur au prétexte qu’il n’y aurait pas de changement de moyen technique ni de public nouveau ?
En deuxième lieu, on ne comprend pas très bien quel type de restriction d’accès permet de considérer que l’établissement d’un lien nécessite une autorisation. Faut-il, comme semble le dire la décision, que l’accès soit réservé à des abonnés ? La mise en place de mesures techniques limitant l’accès suffit-elle ? Mystère. Diverses interprétations sont possibles. Aucune n’est certaine.
Enfin, et c’est sans doute le plus gênant, la cour se place uniquement du point de vue du site vers lequel le lien dirige, mais pas du tout du point de vue du site qui établit le lien. Si ce site réalise des recettes publicitaires grâce au trafic qu’il génère en donnant accès à des œuvres protégées librement consultables sur d’autres sites, dans quelle hypothèse se situe-t-on ? Si l’on suit la cour, les recettes du site « lieur » ne devraient pas pouvoir être appréhendées par les auteurs des œuvres mises à disposition puisqu’il y a un seul public. Mais le public qui génère des recettes propres pour le site lieur n’est-il pas un public autonome, distinct du public du site vers lequel dirigent les liens ? la décision de la CJUE ne permet pas de répondre.
La réflexion sur les liens au regard du droit d’auteur n’est donc pas achevée. On peut d’ailleurs s’interroger ; ne relève-t-elle pas plutôt d’une intervention du législateur que de l’interprétation jurisprudentielle de textes qui n’avaient pas prévu ce cas de figure ?
Hubert TILLIET
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